Harcelée jusqu’à Compostelle (enquête)

Illustration tous droits réservés © Cloé Bourguignon
Article publié dans le magazine We Demain le 15 février 2021

Aventurière et journaliste, je parcours 1800 kilomètres jusqu’à Compostelle, sur le chemin le plus “sûr” du monde. A ma surprise, j’y subis un harcèlement sexuel incessant, comme d’autres pèlerines. Nous sommes interpellées, agressées, victimes d’exhibitionnistes. Les institutions nous ignorent pour la plupart, alors que 500 000 personnes sont attendues dans la ville sainte en 2021, pour l’année compostellane.

J’oublie. Bien appliqué, le conseil donné par la bénévole d’un refuge espagnol : “Pense à autre chose. Oublie”, après qu’un homme se masturbe devant moi dans une rue de Santander. J’oublie les agressions et le harcèlement sexuel subis pendant mon chemin de Compostelle. Trois mois de marche étalés sur trois ans : 1800 kilomètres parcourus entre Paris et Saint-Jacques, entre 2016 et 2019. Aventurière et journaliste féministe, je délaisse l’avion pour des modes de transport plus écologiques, au premier rang desquels je choisis la marche à pied, à mon avis la meilleure méthode pour approcher un territoire et rencontrer sa population. Je choisis un sentier de pèlerinage bien connu, bien que je me définisse comme athée. Ma consœur journaliste Marine Périn affirme que “le chemin de Compostelle est idéal pour commencer à marcher seule” et je la rejoins sur ce point. La présence de refuges sur tout l’itinéraire, l’excellent balisage du sentier et la solidarité entre pèlerines me rassurent aussi, pour ma première grande randonnée. 

En 2016, je marche d’abord jusqu’à Hendaye, en passant par Bordeaux. Les années suivantes, je poursuis mon pèlerinage par le Camino del Norte, chemin du nord de l’Espagne qui longe l’océan Atlantique jusqu’à Saint-Jacques de Compostelle, où je pose mon sac à dos de 10 kg le 12 octobre 2019. Je dors toujours chez des bénévoles ou dans des refuges. Fière de mon périple solitaire, je garde un souvenir mitigé du dernier tronçon de 700 kilomètres, le plus fréquenté et le plus épuisant. Je tente d’oublier mes mauvaises rencontres et les trahisons de mes “amis”, et rentre à Paris où je reprends mon travail de journaliste pigiste. Après quelques semaines de réflexion, je retrouve une liste non-exhaustive des violences sexistes et sexuelles endurées dans mon carnet de bord et m’étonne de perdre la mémoire : un homme me suit dans la rue, un homme m’explique la vie, un homme m’invite à partager un verre, un homme tente de m’embrasser, un homme se masturbe devant moi, un homme me harcèle par SMS, un homme mime un cunnilingus avec sa langue, un homme commente mon physique, un homme m’insulte… Je me souviens maintenant de Desmond, un pèlerin anglais de 50 ans qui devient mon ami. Après que je refuse de l’embrasser, il me harcèle de textos et me suis jusque dans les refuges, choisissant le lit voisin du mien. Le jour de mon arrivée à Saint-Jacques de Compostelle, il m’attend au bureau d’accueil, gâchant mes dernières heures de pèlerine. J’y rencontre aussi Solenne, une catholique française de 26 ans, ravie d’obtenir sa “Compostela”, certificat de pèlerinage écrit en latin. “A Burgos, j’ai été accostée trois fois de suite, par trois hommes différents, me raconte-t-elle dans notre refuge du soir. L’un d’eux m’a agrippé le bras : ‘Viens prendre un verre’. Un autre : ‘Tu es belle.’ Je réponds toujours ‘Lâche-moi’, en français, avec un regard noir.”

Article publié dans le magazine We Demain le 15 février 2021

Ce harcèlement sexuel est-il isolé ? Sur les réseaux sociaux, je contacte d’autres pèlerines. Elles clament toute leur fierté de marcher seules. Et contournent les agressions avec patience et sang-froid. Marine Périn, journaliste de 30 ans : “A Santa Marina, je tombe sur un exhibitionniste. A 7 heures du matin, il se masturbe devant moi. Je trace pour le fuir.” Je fais le parallèle avec mon histoire : certains Espagnols profitent des pèlerines seules pour s’exhiber sur leur chemin. Lili Sohn, autrice de bande dessinée trentenaire, résume : “J’ai cru pendant longtemps que le chemin de Compostelle était un endroit safe, mais je me suis trompée.” Elle échappe à un prof de yoga “qui voulait toujours nous faire des massages. Il était dégueulasse”. Les pèlerines me confient leur gêne, leur peur, leur colère et surtout leur déception. “Je me suis sentie trahie”, m’écrit Diane sur Facebook. En 2017, elle côtoie un pèlerin plus âgé qui lui souffle son envie de la “caresser” dans un champ. Elle le fuit mais garde “un goût amer” de cette semaine. Au sexisme s’ajoute parfois le racisme des pèlerins. Moune Mangattale, une Martiniquaise de 40 ans, remarque “qu’il n’y a pas beaucoup de personnes noires sur le chemin”. Alors qu’elle marche en Espagne, un vieux villageois la harcèle, répétant “qu’il aime les femmes comme elle”. 

Certaines randonneuses évoquent le meurtre sexiste et raciste d’une pèlerine, qui traumatise encore la communauté. Le 5 avril 2015, Denise Pikka Thiem est enlevée près de León. Un fermier espagnol, Miguel Angel Muñoz Blas, détourne cette Américaine d’origine asiatique du sentier et l’assassine chez lui. La police retrouve son corps démembré cinq mois plus tard. La justice espagnole condamne le meurtrier à 23 ans de réclusion. Les rares assassinats, viols et agressions sexuelles recensés par la presse française et espagnole ne dissuadent pas des centaines de milliers de femmes d’entreprendre le pèlerinage chaque année. Plus de 500 000 personnes sont attendues dans la ville sainte en 2021, pour l’année compostellane. Elle survient chaque fois que la fête de saint Jacques, fixée au 25 juillet, tombe un dimanche. Cette coïncidence se produit à intervalles de 5, 6 ou 11 ans. C’est l’occasion de grands rassemblements, événements et messes sur le chemin puis dans la ville de Compostelle. En 2021, certaines marcheuses pourraient renoncer au pèlerinage, avec pour seule crainte le coronavirus. Car les violences sexistes et sexuelles restent tues. 

Photo tous droits réservés © Marie Albert

L’image d’un chemin sûr et agréable pour les femmes est tenace. Lorsque je lance un appel à témoignages sur un groupe Facebook spécialisé, des internautes me cyberharcèlent, m’accusant de ternir la réputation du pèlerinages. Plusieurs femmes me culpabilisent, affirmant que j’ai “provoqué” ces agressions sexuelles. Elles m’écrivent qu’elles n’ont jamais subi ou observé quelque harcèlement que ce soit, et je les crois. Je crois aussi que les bons souvenirs effacent les mauvais, comme dans mon cas. La militante féministe Charlotte Soulary estime que le nombre de viols recensés sur le chemin est sous-estimé, “en deçà de la réalité” : “On va moins porter plainte dans un pays qui n’est pas le nôtre”, justifie l’autrice de La Guide de voyage. L’origine sociale des pèlerins et pèlerines – riche, conservatrice, catholique – est peu perméable aux idées féministes et au mouvement #MeToo. Florence, marcheuse de 35 ans : “J’ai rencontré un vieux pèlerin de 65 ans qui m’a appelée ‘jolie fille’ et m’a complimentée sur mon rouge à lèvres. Je n’en ai plus jamais mis sur le chemin.” Les pèlerines se censurent, se taisent et se culpabilisent. Une stratégie classique qui renforce la culture du viol. Pendant mes recherches, je lis le roman érotique Comment draguer la catholique sur le chemin de Compostelle, écrit par Etienne Liebig. Extrait sexiste : “Je sens bien qu’elle est troublée par ma proximité et il faut que je passe à l’attaque sans tarder. Après ce sera tard.” Les pèlerins interprètent-ils notre gêne comme un feu vert ? Pensent-ils qu’une femme seule cherche un compagnon ? Oui, répond Charlotte Soulary : “Marcher seule, c’est vu comme une transgression (…). Les hommes ont été conditionnées à penser que la femme n’est pas dans son espace. Elle doit avoir envie de compagnie, elle doit chercher un mec.” 

Je ne cherche pas de mec quand je marche. Je ne cherche pas de pénis quand je quitte le refuge de Santander, à l’automne 2019. Je rencontre pourtant l’exhibitionniste espagnol cité plus haut. Nous sommes alors deux femmes victimes et appelons la police pour porter plainte et arrêter l’agresseur. A leur arrivée, les policiers nous apprennent que l’exhibitionnisme n’est pas un délit en Espagne. Si la police nous ignore, que fait l’église catholique ? “La sécurité est totale, ou presque totale”, élude le doyen de la cathédrale de Compostelle Segundo Pérez en 2015. En fait, il faut attendre septembre 2020 pour qu’une initiative espagnole et laïque appelée “Un chemin de Saint-Jacques agréable, sûr et libre pour les femmes” émerge. Elle forme les bénévoles des refuges à prévenir les violences sexistes et sexuelles. La police espagnole communique sur des applications mobiles – AlertCops et El Guardian del Camino – censées prévenir les forces de l’ordre en cas de danger. La pèlerine peut partager sa localisation en permanence, depuis son smartphone. Si l’Espagne, traversée par les luttes féministes, s’engage contre les violences, la France ne bouge pas. Je ne recense aucune initiative similaire sur les chemins français, tout aussi empruntés. 

Illustration tous droits réservés © Cloé Bourguignon pour We Demain
Article publié dans le magazine We Demain le 15 février 2021

Alors les victimes “gèrent la situation” elles-mêmes, à l’image de Lili Sohn, l’autrice de bande dessinée : “J’ai réussi à me débarrasser du prof de yoga en lui racontant un mensonge. J’ai dû user de tact (…) pour que ça ne dégénère pas plus !” Les pèlerines ménagent l’égo des harceleurs pour se protéger. D’autres appellent au secours d’autres personnes aperçues sur le chemin. Certaines affrontent directement leur agresseur. Vanessa Louis marche avec sa copine Mélanie dans le sud de la France. Un jour, elles échangent un baiser près de leur tente : “Et là on entend un mec qui dit ‘Alors les filles, je peux me joindre à vous ?’ On se retourne et on voit le mec la queue à la main. Mélanie a filé sous la tente et moi je lui ai dit de dégager en le menaçant avec ma bombe à poivre.” Personnellement, je me forme à l’autodéfense féministe, à Paris. Je sais casser un genou, mettre K.O. un homme et me libérer d’un étranglement. “Mais n’exigeons pas des victimes de violence d’être Superwoman”, tempère la militante féministe Charlotte Soulary. Seules solutions pour éradiquer les violences : éduquer les hommes, et amener plus de femmes sur les chemins. “Qu’on soit plus nombreuses à voyager seules va transformer ces espaces”, conclut-elle, optimiste. Pour ma part, je me lance dans un tour de France à pied, seule et sans refuges.

Texte : Marie Albert

Illustrations : Cloé Bourguignon

15 février 2021 – We Demain

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Marie Albert

Aventurière, journaliste et autrice féministe

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