Je marche seule de Paris à Compostelle

Photo tous droits réservés © Marie Albert

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(Avertissement : violences faites aux femmes)

Le 4 juin 2016, je quitte la maison de mes parents, située dans le petit village de Toussus-le-Noble, dans les Yvelines. J’ambitionne de rejoindre la ville espagnole Saint-Jacques de Compostelle, à 1800 kilomètres de là. Je rêve. Je prévois à peine quatre semaines de marche. Je conviens alors de rejoindre Hossegor, dans les Landes. Je dois parcourir 35 kilomètres par jour en moyenne, je calcule. Je n’ai jamais marché de ma vie. Jamais aussi longtemps. En quatre semaines, je trace 800  kilomètres, jusqu’à mon objectif. Je souffre tellement que mes jambes se déforment. Le soir, je me retrouve évanouie dans le lit de mes hôtes. Je te raconte quelques étapes marquantes ici.

1ère étape : Toussus-le-Noble jusqu’à Rambouillet (30 kilomètres à pied), dans les Yvelines

Ma randonnée commence le plus simplement. Je quitte Toussus à 9h45 du matin.

Je prends les escaliers pour descendre dans la vallée de Chevreuse. Il bruine.

Je longe l’Yvette qui vient de retrouver son lit après des nuits d’insomnie.

Je quitte Chevreuse en longeant les voitures du samedi.

Je renonce à ma pause pipi craignant de me faire piquer le derrière.

Je longe la départementale la plus longue du département, sans croiser personne.

Je prends la piste cyclable à contre-sens pour anticiper le danger. Le bitume m’assomme la plante des pieds.

J’oublie de prendre en photo les 15 derniers kilomètres qui ont eu raison de mes pieds, jambes, dos et tête.

J’arrive à Rambouillet à 18h. Je m’installe dans l’église pour attendre mon hôte. Les Rambolitain.e.s s’installent pour la messe qui va commencer. Nous nous éclipsons pour rentrer manger un bon plat de pâtes. Je prends l’ultime décision de me coucher à 21h.

Bilan sexiste : Je me suis fait klaxonner 3 fois. Je n’ai pas dormi dans la paroisse car le curé a peur que je me fasse agresser par des SDF la nuit. On m’a dit à deux reprises que je n’irais pas plus loin car je ne suis pas assez « mature ».

2ème étape : Prunay-Chancay (10 kilomètres à pied + 17 kilomètres en stop), en Indre-et-Loire

Je patauge de nouveau dans la gadoue. Il a plu tout le matin (8h-13h). Recouverte de mon poncho, j’avance sur la départementale à la vitesse de mon voisin l’escargot. Mes deux cannes me sauvent la mise.

Entre le Loir-et-Cher et l’Indre-et-Loire, les trains ont toujours une locomotive. Il s’est arrêté de pleuvoir entre 11 heures et midi. Je me suis assise au pied d’un tronc d’arbre pour soulager mes pieds qui me font souffrir.

J’arrive à Château-Renault pour l’heure du déjeuner. La ville n’est pas très belle et j’échoue dans une brasserie sans charme où m’attend un délicieux moules-frites tout à fait local. J’ai les pieds mouillés et mes deux bâtons qui m’attendent sur le trottoir.

Je décide de faire du stop pour rejoindre mon point de chute de la journée : le château de Valmer. C’est une femme d’Amboise qui m’y dépose après m’avoir raconté comment son ancien lieu de travail (à quelques kilomètres d’ici) a été victime d’un krach d’avion (militaire) il y a tout juste un an (1 mort). En arrivant au château, je me retrouve face aux jardins car le bâtiment en question a disparu dans un incendie en 1948. Il pleut à nouveau.

Je loge dans un bâtiment antique. Les tapisseries de ma chambre datent des années 1950. J’entreprends de laver mes chaussettes sales à la main dans un lavabo mais la crasse est tellement incrustée que je renonce à leur redonner une couleur blanche. Je ressors pour visiter les jardins du château disparu.

C’est très joli mais pas du tout restauré. De retour à l’intérieur, je décide de prendre un bain mais la bonde ne ferme pas et la baignoire se vide en dix minutes. J’enduis mes pieds de crèmes et je couvre d’un pansement ma belle cloque en décomposition. Je fais cuire des pâtes dans la cuisine silencieuse. Je mange seule avec vue sur les douves du château. Je ne croise plus personne dans les couloirs, à croire que mon copain stagiaire a disparu. Nous ne sommes que deux (?) à dormir là ce soir. Il doit y avoir des souris dans les murs, j’entends des grincements dedans et des hululements dehors.

Bilan sexiste : les femmes me prennent en stop mais pas les hommes. Dans les familles qui m’accueillent, seule la femme cuisine. Toujours personne ne me croit capable de marcher 30 kilomètres par jour.

Je me range à l’avis général : c’est trop. Mes pieds ne supportent pas le choc. Je décide donc de faire une pause dimanche 12 juin 2016. Je ne marcherai pas jusqu’à Tours, j’y roulerai. J’ai touché le fond, trahi toutes les promesses du pèlerin. Je n’en suis que l’ombre.

3ème étape : Vouneuil-Poitiers (23 kilomètres à pied), dans la Vienne

Ce matin, je quitte mes hôtes de bonne heure (à 7 heures). Non sans un pincement au cœur lorsqu’ils me demandent 30 euros et que je ne leur en donne que 10 (heureusement, leur accueil est “bénévole”, lol). Je dois rejoindre Dissay, à 10 kilomètres de là, par la départementale. Le temps de taper du goudron et de me faire mal aux pieds.

Le temps est très mauvais. Je décide de rentrer dans le bois pour faire une pause pipi mais une famille de sanglier me met dehors. Lorsque je m’allonge dans l’herbe près de la route pour me reposer vers 10 heures, une femme descend de voiture, croyant que je suis inconsciente. Je la rassure : elle est déjà repartie.

Je rejoins l’antique voie romaine qui relie Châtellerault à Poitiers. Je vais la longer pendant plus de la moitié du trajet. A un moment, j’aperçois le Futuroscope à l’horizon. Au croisement de la Croix blanche, je suis rejointe par Michelle la Canadienne que j’avais rencontrée à Tours dimanche. Nous tombons sur une borne qui porte l’inscription « eau potable » mais ne trouvons pas le moyen de la faire fonctionner. Michelle marche vite et je peine à suivre son rythme pendant une heure. Je finis par la lâcher.

Je fais une pause déjeuner sur l’herbe, profitant d’une éclaircie. Mais après une heure, l’orage éclate et c’est le déluge. Je m’abrite dans la grange d’un couple qui m’invite cordialement à y rester. Je repars pour Poitiers sous la pluie mais les pieds encore secs.

Je trouve une nouvelle borne « eau potable » qui tombe à pic car je vais manquer d’eau (comble). Mais toujours impossible de deviner comment l’engin fonctionne. Après 20 kilomètres, j’arrive à Buxerolles (nord de Poitiers). Encore des champs, des vaches, des sous-bois, en pleine ville. Nouvelle averse, je sers les fesses.

Je suis soulagée d’atteindre peu après 16 heures mon toit pour la nuit. Cette charmante résidence pour jeunes travailleurs à 3 kilomètres du centre de Poitiers, nommée Kennedy. Une tour jamais rénovée depuis les années 1970. Je mendie une casserole pour faire cuire quelques pâtes et une voisine me donne quelques tomates pour assaisonner mon plat. Je me couche à 21 heures pétantes, sans plus aucune douleur.

4ème étape : Braud-Margaux (25 kilomètres à pied), en Gironde

J’ai pris un coup de vieux sur l’estuaire de la Garonne. Un coup de massue derrière la tête, bien sur les cervicales. L’eau était saumâtre et l’air si lourd. Je suffoquais. Avant ça, j’ai marché quinze kilomètres le long de la départementale depuis le camping de Braud et Saint Louis jusqu’au port de Blaye.

J’ai déjeuné dans un restaurant sans goût ni couleur le long de la route. J’ai mal dormi à cause des orages qui pleuvaient sur mon mobile-home la nuit. J’ai rencontré personne mais on m’a klaxonnée sept fois. Sur la route, j’ai vu un castor et un furet écrasés. Au loin, la centrale nucléaire de Blaye.

J’ai pris le ferry pour traverser l’estuaire de la Garonne entre Blaye et Lamarque. Il y avait pas mal de pèlerins et pèlerines à mes côtés mais je ne leur ai pas parlé. Des motards aussi, et des camping-caristes anglais.e.s et belges. La vue sur l’estuaire fait plaisir. Une petite croisière pour 2,70€, je reviendrai.

Après le bateau, j’ai traversé les marais un peu pressée. Un monsieur m’a téléphoné en m’affirmant que j’étais recrutée en apprentissage chez RFI. Je lui ai dit que c’était faux parce que je n’avais passé aucun entretien, parlé à personne. On s’est pas très bien compris. Il doit me rappeler lundi.

Dans la forêt marécageuse, le pont était effondré et j’ai pataugé dans la boue. Des dizaines de moustiques m’ont attaquée au même moment. J’ai dû courir deux kilomètres pour m’en débarrasser. Parfois, je les écrasais avec ma paume de main mais ils revenaient à la charge. Je me suis perdue et j’ai dû reprendre la départementale pour rejoindre Margaux, mon étape du soir. Mon genou gauche a failli lâcher. A la supérette, la patronne m’a demandé  si « je n’avais pas peur » de faire le chemin, de faire du stop, etc. Elle m’a demandé : « Vous êtes toute seule ? ». Et sans attendre ma réponse : « Nooooonnnn ».

L’arrivée dans le Médoc est belle. Des vignes à perte de vue. « Pas très pratique pour se cacher pour faire pipi, elles sont toutes alignées », a remarqué une de mes hôtes. Moi, ça me dérange pas. Arrivée au gîte de Margaux, je me suis déshabillée et un monsieur m’a vue toute nue sortir des toilettes. A peine gênée, l’adulte. J’ai 22 ans.

5ème étape : Vieux Boucau-Hossegor (15 kilomètres à pied), dans les Landes

J’ai tellement écrit que l’encre a coulé. Je n’ai plus rien à dire c’est terminé. Il n’y a plus rien d’Hossegor que le bronzage sur mes mains. Quelques souvenirs d’une ultime étape dans la grisaille landaise. Les derniers quinze kilomètres sont douloureux, le sac à dos se fait lourd, je m’arrête dans les fougères.

La nostalgie de 2012 (mes vacances précédentes sur place) est déçue par Hossegor, les touristes sont déjà arrivé.e.s. Plus de vélos que de piétons. Je mange sans faim crustacés, je bois un monaco, je dévore trois churros. Impossible de me baigner, l’eau est froide, il bruine. Allongée sur la plage centrale, je remplis 25 cartes postales d’un trait. J’attends que les surfeurs disparaissent de mon champ de vision. Puis je rentre dans les terres.

Je prends le bus pour Bayonne, puis le train de nuit pour Paris. Je m’endors, pour ne pas sentir mes pieds, aisselles et voisin. Le métro parisien est glauque au petit matin, il fait dix degrés de moins. Compostelle, c’est terminé. Je rentre à la maison en attendant. De repartir.

Photo tous droits réservés © Marie Albert

Tu viens de lire ou d’écouter la première partie de mon périple vers Compostelle, réalisé en 2016. J’en suis très fière mais plus jamais. Plus jamais je ne marcherai 30 kilomètres par jour. Plus jamais. Je repars deux ans plus tard, au printemps 2018. Cette fois, je vais terminer le chemin de Compostelle, j’y crois. Je commence à marcher le 2 avril 2018 depuis Hossegor, en direction de la frontière espagnole. Je traverse encore les interminables forêts de pins, typiques des Landes. Je passe de Hendaye (France) à Irun (Espagne), sans difficulté. J’angoisse d’oublier tout mon espagnol. Je peine à aligner trois mots. Après tant de nuits passées chez des hôtes plus au moins aimables en France, je découvre les refuges bon marché (voire gratuits) du chemin de Compostelle en Espagne. Je rencontre des dizaines , des centaines de pèlerins et pèlerines, alors que j’en ai croisé.e.s si peu en France. Après avoir emprunté la voie de Tours dans mon pays, je choisis le chemin du Nord (le Camino del Norte) en Espagne, qui longe l’océan Atlantique pour rejoindre Saint-Jacques de Compostelle 1000 kilomètres plus loin. Je traverse le pays basque et c’est un enchantement. Il pleut mais je jouis des paysages et des rencontres. Je ne parcours que 15 kilomètres par jour, en moyenne. Après deux semaines, j’arrive à Bilbao. C’est le moment que choisit mon employeur, l’Agence France Presse, pour me rappeler à Paris. On me propose un CDD de deux semaines dans la capitale. Je suis journaliste, je suis flexible, j’accepte ces conditions. Je m’extrais difficilement du chemin catholique, une fois de plus. Je remonte en bus à Paris. Un an et demi passe.

C’est décidé. En 2019, je termine le chemin de Compostelle. Le 4 septembre, je retrouve Bilbao et m’élance en direction de la ville sainte. Il me reste 700 kilomètres à parcourir. Je ne travaille plus à l’Agence France Presse, je vais pouvoir m’investir, enfin. Je marche un mois et demi. Cette fois, je dédie mon chemin à une cause féministe. Je marche 700 kilomètres pour dénoncer les féminicides

Au 4 septembre 2019, 100 femmes sont mortes assassinées par leur conjoint ou ex depuis le 1er janvier. Ce chiffre augmente plus vite qu’en 2018. Les féminicides par compagnon ou ex progressent en France. Le gouvernement ne prend aucune mesure d’envergure pour empêcher ces crimes. Les agents de police n’accueillent pas dignement les femmes victimes de violence. Les tribunaux ne jugent ni ne condamnent justement les auteurs de violence. Les lois ne sont pas appliquées et les femmes meurent, tous les deux jours en moyenne.

Moi-même victime de violence sexiste et sexuelle, je ressens la rage, l’injustice et le désespoir. J’achète un t-shirt arborant le slogan féministe « Ni una menos » (« Pas une de moins », en espagnol), je prends mon sac à dos et mes bâtons de marche et je marche avec toutes ces femmes en tête.

45 jours d’effort m’attendent. Je dédie mon chemin à toutes les victimes de féminicides. Je l’inscris dans mon travail de journaliste. Je tiens à diffuser mon histoire et celle des femmes à toutes les personnes que je rencontre. Je demande au gouvernement français d’agir urgemment pour empêcher un crime de plus. 

Je te lis quelques extraits de mon journal de bord.

9 septembre 2019 : Je randonne sur la plage. Je grimpe sur la montagne. Je danse sur l’eau. Je ne souffre plus. Je me sens puissante.

14 septembre 2019 : Je découvre la touristique bourgade de Santillana del Mar. C’est jour de mariage, je plains la mariée. Je pense au 94ème féminicide de l’année 2019. Euphémie, 49 ans, tuée par son mari Jacques, 81 ans, d’une balle de fusil de chasse dans la tête.

28 septembre 2019 : Je traverse le brouillard puis la forêt, par 8℃. Je cueille un grand champignon et ramasse des noisettes. J’évite le pèlerin hollandais Maarten car il me mansplaine. Les derniers kilomètres de goudron me terrassent. Mon genou droit gonfle.

29 septembre 2019 : Je parcours 27 kilomètres en 8 heures. À midi, j’atteins 1200 mètres d’altitude, sous la pluie et le vent glacial. Je cours, je chante, je glisse sur les cailloux. Je suis heureuse d’avancer dans la tempête, car aujourd’hui aucune femme n’est morte tuée par son (ex)conjoint.

30 septembre 2019 : Je randonne avec les pieds mouillés car mes chaussures refusent de sécher. De 900 mètres d’altitude, je passe à 200 mètres. Mes genoux souffrent dans la descente. Je découvre le barrage de Grandas de Salime, et son lac immense.

12 octobre 2019 : J’arrive à Saint-Jacques de Compostelle après 10 petits kilomètres. Je pénètre dans la vieille ville et m’émerveille devant la cathédrale. Je retrouve mes ami.e.s et assiste à la messe des pèlerin.e.s. Je pense aux femmes victimes de féminicides et aux 1800 kilomètres derrière moi. Je me sens vide et épuisée.

Photo tous droits réservés © Marie Albert

Le 13 octobre 2019 – Je rentre à Paris, après 1800 kilomètres de marche (discontinue) à travers la France et l’Espagne. En 3 ans d’effort, j’ai relié ma ville à Saint-Jacques de Compostelle, haut lieu de pèlerinage chrétien. Je ne suis pas catholique, je ne suis pas croyante. Je me sens forte et fière.

A l’avenir, je rêve d’imiter la Suissesse Sarah Marquis, qui parcourt des milliers de kilomètres en solitaire partout dans le monde. Elle marche seule et ne rencontre personne. C’est cela la liberté. Je choisis ce moment pour t’annoncer que je vais entreprendre un tour de France à pied. Je partirai le 1er juillet 2020 de Dunkerque pour marcher le long des côtes vers la Normandie et la Bretagne. Je vais acheter une tente et dormir à la belle étoile. J’ai hâte.

Tu viens de lire ou d’écouter l’épisode 7 de mon podcast Marie Sans Filtre. Je te remercie pour ton attention. Si tu aimes mon travail, je t’invite à me soutenir sur ma cagnotte Tipeee. Ce podcast est un projet bénévole et je ne peux le poursuivre sans ton aide. Merci !

Marie Albert

12 février 2020

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Marie Albert

Aventurière, journaliste et autrice féministe

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