Aventurière et journaliste féministe, j’ai entrepris en 2020 un tour de France à pied appelé le Survivor Tour. Dans cet article écrit pour Madmoizelle le 1er septembre 2023, je présente mes stratégies pour vaincre la peur du bivouac solo et apprécier les nuits à la belle étoile, alors que je randonne dans les Pyrénées.
J’ai diffusé une version audio de cette histoire dans mon podcast Sologamie :
D’abord, j’entends leurs voix. Ils ne sont que trois et se trouvent encore loin mais prennent déjà toute la place. Quand ils atteignent l’étang d’Ayès, je me retourne pour les observer depuis la rive opposée. Je suis allongée sur ma serviette en microfibre, assommée par la chaleur depuis mon arrivée à midi. J’ai déjà 15 kilomètres dans les pattes et je compte bien bivouaquer là, au bord de ce petit lac aux eaux turquoises, situé à 1700 mètres d’altitude.
À l’arrivée des trois jeunes hommes bruyants, il se fait tard : 18 heures. Après deux baignades rafraîchissantes, je dois encore dîner, me laver les dents, me brosser les cheveux et planter ma tente. Mais je comprends vite que mon plan rêvé – dormir paisiblement au bord d’un étang ariégeois – ne se concrétisera jamais. Car les trois hommes gâcheront mon sommeil, j’en suis persuadée. Ils semblent surexcités, se complimentent les uns et les autres et parlent si fort que j’entends leur conversation.
Dormir à la belle étoile au milieu de la montagne
Peu à peu, les rives du lac se vident. Toutes les personnes présentes fuient les hommes bruyants. Je me retrouve seule face à eux. Dois-je partir ou rester ? Je suis arrivée six heures auparavant. Je mérite cette place et cette nuit de rêve. Agacée, je choisis pourtant de ranger mes affaires, prendre mon sac à dos et quitter l’étang d’Ayès. Je marche jusqu’à ce que je n’entende plus leurs voix. Alors, je trouve un replat pour poser ma tente et installe rapidement mon camp. La vue est moins belle mais je lève la tête vers le ciel et une idée me vient.
Et si je dormais à la belle étoile ce soir, c’est-à-dire sans tente ? La météo est formelle : il ne va pas pleuvoir. Je n’aperçois aucun nuage à l’horizon alors j’imagine la belle nuit étoilée qui m’attend. J’ai déjà dormi sans tente par la passé, à trois reprises. Mais encore jamais dans les Pyrénées. J’ai entrepris de les traverser le 1er juillet 2023, via le GR10, un sentier de grande randonnée qui part de Hendaye (côte atlantique) pour arriver à Banyuls-sur-Mer (côte méditerranéenne), 922 kilomètres plus tard.
Cette nouvelle étape de mon tour de France à pied m’épuise le corps par le dénivelé accumulé et me comble de beauté par la diversité des paysages rencontrés. Tous les soirs, je dors dehors, dans ma tente une place. Je choisis soit le bivouac sauvage, en pleine nature, soit le camping traditionnel, pour me doucher et laver mes vêtements. Je préfère le bivouac solitaire car je crains les personnes bruyantes et les réveils nocturnes. Mon sommeil est précieux.
Ce soir, je passe ma première nuit à la belle étoile dans les Pyrénées. Je pose ma bâche sur le sol, installe mon matelas gonflable par-dessus et déplie mon sac de couchage. Une fois vêtue de mon pyjama, je me glisse dedans et je regarde le ciel. Pas la moindre étoile à l’horizon car il fait bien jour. Mais j’ai trop sommeil car je suis debout depuis 5 heures du matin. Je me lève tôt pour marcher de bonne heure et éviter la chaleur. Alors j’enfonce mes boules quies dans les oreilles, je rabats mon bonnet sur les yeux et je me couche sur le côté.
Affronter ma peur du grand méchant loup
Non, je n’ai pas peur de dormir seule dans la montagne, malgré la présence des trois hommes bruyants à quelques centaines de mètres. Ils ignorent ma localisation exacte. D’ailleurs, personne ne m’a vue m’installer et je suis cachée par des buttes. Depuis le début de mes aventures en solitaire, je tiens à « l’invisibilité » de mon bivouac. Combien de fois ai-je dû me cacher dans des bosquets et autres sous-bois pleins de ronces pour me sentir en sécurité ?
Je campe seule depuis l’été 2020 mais il m’a fallu plusieurs années pour chasser la peur viscérale d’être violée et assassinée dans la forêt. Chaque femme que je rencontre craint pour ma vie et projette sa terreur sur moi. Le mythe du grand méchant loup nous est enseigné depuis la petite enfance et je l’ai bien incorporé. Les premières nuits en bivouac sauvage, j’ai transformé chaque craquement de brindille en violeur assassin.
Je dormais si mal que j’ai dû placer des boules quies dans mes oreilles. Aussi, j’ai participé à plusieurs stages d’autodéfense féministe, au cours desquels j’ai appris à casser des genoux et à crier pour effrayer un potentiel agresseur. Dorénavant, si la peur ressurgit, je m’imagine terrasser cet homme imaginaire et m’en sortir indemne. Après des années d’expérience, je peux le dire : je n’ai plus peur de dormir seule dans la forêt.
Au contraire, c’est l’un des espaces où je me sens le plus en sécurité. En quatre ans d’expérience, je n’ai jamais été agressée. J’y dors paisiblement, dix heures de suite. Je ne cesse de répéter aux personnes que je rencontre qu’aucun violeur ne s’enfonce dans la forêt la nuit, alors qu’il ignore où je me trouve et ne me connait même pas, quand il peut simplement violer sa femme ou sa fille à domicile. Les peurs projetées sur les personnes qui randonnent seules n’ont qu’un but : les ramener à la maison, où elles seront d’autant plus violentées.
Mais je ne rentrerai pas chez moi. Cette nuit, je la passe bien à la belle étoile. Quand le réveil sonne à 5 heures du matin, je retire mon bonnet et je regarde le ciel. D’abord, mes yeux peinent à distinguer les étoiles. J’attends quelques minutes qu’ils s’adaptent à la faible luminosité. Bientôt, j’admire la voie lactée, dans toute sa diversité. J’aperçois quelques étoiles filantes. Si seulement je pouvais rester là, sans jamais me lever…
Marie Albert
Aventurière, journaliste et autrice
Article publié sur Madmoizelle le 1er septembre 2023