Seule face aux pénis errants (enquête)

Photo tous droits réservés © Clara Albert

J’ai lancé mon tour de France à pied en 2020. Rapidement, les exhibitionnistes gâchent mon voyage. Un demi-million de personnes subissent la même agression chaque année dans le pays. Comment nous défendre ?

La première fois qu’un homme sort son pénis devant moi, sans mon consentement et dans l’espace public, j’ai 25 ans.  Je ne rencontre aucun exhibitionniste avant cet âge. Cela m’étonne aujourd’hui, quand je lis les témoignages d’autres victimes : “J’avais 7 ans”, “J’avais 14 ans”, “J’avais une dizaine d’années”. Je parcours le chemin de Compostelle seule quand, un matin de septembre 2019, je croise un Espagnol qui se masturbe en me fixant, dans le centre-ville de Santander. Après un moment de sidération, je prends peur. Je m’éloigne en accélérant. Veut-il me violer ? M’assassiner ? La panique déforme mes pensées. Après quelques mètres, je reprends mes esprits et je fais demi-tour, pour me précipiter dans le refuge municipal que je viens de quitter, d’où j’appelle la police pour porter plainte et arrêter l’agresseur. Je me sens en danger, sans défense. A leur arrivée, les policiers m’apprennent que l’exhibitionnisme n’est pas un délit en Espagne, si la victime est majeure. Je repars en colère, et termine le chemin de Compostelle en collectionnant d’autres violences sexistes venant de pèlerins et de locaux : baiser “surprise”, harcèlement sexuel, mansplaining [1], insultes…

Article publié dans le magazine Néon le 1er août 2021

La deuxième fois, j’ai 26 ans. Je me lance dans un nouveau voyage : un tour de France à pied contre les violences sexistes. Je l’appelle Survivor Tour, en référence aux violences auxquelles je survis quotidiennement. J’inscris ma marche solo dans la lutte féministe et collective. En tant que femme seule, je veux inspirer et montrer que je ne crains rien ni personne. Je vais bivouaquer seule dans la forêt, sans subir de violences. Les personnes que je croise s’inquiètent pour ma sécurité : “Et si tu es violée et assassinée sous ta tente ?”, j’entends presque chaque jour. Je pars de Dunkerque, le 1er juillet 2020. Je compte marcher trois mois, le long des côtes d’Opale, normande et bretonne. Mes premiers pas se déroulent sans incident. Je tremble chaque soir sous ma tente, au fond des bois, bien cachée du sentier. L’imaginaire du “grand méchant loup” m’a aussi contaminée. Après deux semaines à sursauter au moindre craquement, je décide de remiser mes peurs au fond de ma tête. A partir du 15 juillet, je ne crains plus la nuit. Au cinq centième kilomètre, je m’effondre épuisée dans un camping de Honfleur, après ma traversée du pont de Normandie. J’y passe trois jours et repars rassérénée vers Deauville. Je longe la départementale, quand j’aperçois une camionnette blanche garée sur le bas-côté. Lorsque j’arrive à sa hauteur, je remarque la vitre baissée du côté conducteur. Naturellement, je tourne la tête vers l’intérieur de l’habitacle. Là, je croise le regard d’un homme chauve qui se masturbe frénétiquement. Je poursuis mon chemin, sidérée. Après quelques dizaines de mètres, j’appelle ma meilleure amie qui me conseille de prévenir la police. Ce que je fais. Lorsque je me retourne pour noter la plaque d’immatriculation de la fourgonnette, je m’aperçois qu’elle a disparu. L’exhitionniste a fait demi-tour. Comment arrêter les agresseurs ? Au mois de septembre, je rencontre un nouvel exhibitionniste alors que je longe une plage des Côtes-d’Armor. Un homme d’une cinquantaine d’années sort son pénis pour uriner à quelques mètres de moi, alors que je marche ostensiblement dans sa direction. Quand je le dépasse, je lui crie “C’est dégueulasse”, et il tente de se justifier, mais je répète “C’est dégueulasse” jusqu’à rencontrer d’autres personnes à qui je raconte mon altercation. Je pleure et j’enrage pendant des heures. Trois agressions en moins d’un an, c’est beaucoup pour ma santé mentale. Je termine la première étape de mon Survivor Tour à Lannion, le 30 septembre 2020. Je me sens vidée, physiquement et psychologiquement, après 1500 kilomètres parcourus le long des côtes. Je dois poursuivre mon tour de France à pied l’été suivant. Mais dans quelles conditions ? 

Photo tous droits réservés © Marie Albert

Je décide d’enquêter sur le délit d’exhibition sexuelle. Les agresseurs prennent-ils pour cibles les enfants ? L’étude “Cadre de vie et sécurité” de l’Insee se concentre sur les adultes : “Plus de 560 000 personnes âgées de 18 à 76 ans ont déclaré en avoir été victimes en 2017. [2]” Mais la tranche d’âge 18-25 ans rapporte davantage cette agression, je remarque en parcourant l’étude. Les victimes que j’interroge sont jeunes pour la plupart, c’est vrai. Mais je rencontre aussi des retraitées bretonnes qui ont croisé un exbitionniste, alors qu’elles randonnaient en groupe dans la forêt. Seule ou accompagnée, jeune ou vieille, je risque la mauvaise rencontre. La violence des chiffres et des témoignages me laisse effarée. Eve, sans emploi, me raconte : “J’avais une dizaine d’années et un jeune pissait dans la rue. Je passais sur le trottoir en face avec une copine de mon âge. Il s’est retourné vers nous, nous montrant délibérément son sexe, et disant “Tu veux sucer ?” puis “Petites salopes”.” Léa [3], ingénieure, exprime sa colère face à un agresseur : “Je me lève et lui lance des cailloux en lui hurlant dessus, et il part enfin. Ma copine était choquée, moi à peine. Survivante de plusieurs agressions, plus rien ne m’étonne. Mais ça m’a mise hors de moi, j’ai eu envie d’amputer ses parties.” Je reçois aussi le témoignage de Pauline Capelle, hôtelière, qui me confie son traumatisme : “J’avais 17 ans. (…) J’ai été choquée et pétrifiée. (…) Il ne m’est rien arrivé ce jour là, mais j’ai eu une si grande peur d’être violée que ça m’a marquée à vie.” Et Elisa, journaliste, dénonce la réaction des policiers : “Niveau tenue – car c’est la première chose que j’ai dû justifier en témoignant – j’étais en jean et en manteau. (…) Le gars n’a jamais été arrêté ou appréhendé.”

Article publié dans le magazine Néon le 1er août 2021

Le code pénal punit “l’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende” [4]. Mais sur l’année 2017, les forces de l’ordre n’ont recensé qu’1% des cas d’exhibition sexuelle perpétrées sur le territoire, soient 6200 sur les 560 000 cités plus haut, selon une note du ministère de l’Intérieur [5]. “Ce qui favorise le dépôt de plainte, c’est le fait que l’agression ait laissé des traces. Or dans le cas de l’exhibition sexuelle, il n’y a pas de contact physique, donc c’est une infraction qui va être moins dénoncée”, commente Océane Perona, maîtresse de conférences en sociologie. Un exhibitionniste rencontré en ville, à la campagne ou sur une plage ne laisse aucune trace. Il bénéficie d’une impunité quasi systématique. Pour survivre et avancer, je me forme à l’autodéfense féministe dans une association, et repars à l’été 2021 poursuivre mon Survivor Tour, avec l’idée de hurler et d’effrayer mon agresseur, la prochaine fois que j’en croise un. “La peur doit changer de camp”, disent les féministes. Je sais maintenant casser un genou, mettre K.O. un assaillant et me libérer d’un étranglement. La nuit sous ma tente, j’enfonce des boules quies dans mes oreilles et j’oublie les bruits environnants. La journée, je décide de m’entourer d’autres féministes, qui partagent des bouts de chemin avec moi, m’hébergent de temps en temps ou me soutiennent en ligne. Je me sens moins seule. Je prévois 2000 kilomètres de marche entre Lannion et le bassin d’Arcachon. Un nouveau périple de quatre mois, le long des côtes bretonne et atlantique. Aux personnes que je rencontre quotidiennement et qui me demandent si j’ai peur, je réponds désormais : “Non”.

Marie Albert

1er août 2021 – Néon

[1] Mansplaining : un homme explique à une femme quelque chose qu’elle sait déjà, sur un ton potentiellement paternaliste ou condescendant

[2] Enquête “Cadre de vie et sécurité” de l’Insee (2012-2018) : https://www.ihemi.fr/publications/flashcrim/les-actes-dexhibitionnisme

[3] Le prénom de la personne interrogée a été modifié pour respecter son anonymat

[4] Article 222-32 du Code pénal : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGISCTA000021796946/

[5] Note Flash’Crim du 22 juillet 2019 : https://www.ihemi.fr/publications/flashcrim/les-actes-dexhibitionnisme

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Marie Albert

Aventurière, journaliste et autrice féministe

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