Tour du globe en cargo : mon récit complet

Photo tous droits réservés © Marie Albert

Aventurière et journaliste, j’ai navigué quatre mois sur des navires de marchandises et laissé derrière moi « toutes les plaies de l’année ». Une expérience intime faite de surprises, bonnes ou mauvaises…

Je ne ferme pas l’oeil, cette première nuit. Je regarde le plafond et je pense : “Il n’y a pas d’issue.” Je viens d’embarquer sur un cargo de la compagnie française CMA CGM, parqué dans le port industriel du Havre. Il fait nuit noire quand le taxi me dépose devant le Georg Forster (du nom d’un écrivain voyageur allemand). Je gravis seule la centaine de marches qui mènent de la terre au pont du bateau, 15 mètres plus haut. Deux marins philippins m’accueillent. Ils me présentent au capitaine et à son second, tous deux roumains, et me mènent à ma cabine, conçue pour deux personnes. Je défais mon unique sac à dos, prends quelques photos depuis mon hublot et m’allonge sur le matelas d’un des deux lits, dur comme du bois. Rapidement, je sens le cargo s’ébranler sous mon corps et s’éloigner du quai. Il prend la mer, accompagné de petits remorqueurs jusqu’à la sortie du port. J’observe la Manche noire jusqu’à fermer les yeux. L’arrivée à Southampton, quelques heures plus tard, me tire de la torpeur. Le chauffage est mal paramétré, j’étouffe dans ma cabine. Le ballet des grues portant les conteneurs m’étourdit. Leur vacarme m’empêche de dormir. J’ignore combien d’heures le cargo stationne dans le port britannique. Les marins ne m’ont pas prévenue de cette escale. Je me sens angoissée, dépaysée et surtout coincée dans ma cabine de quinze mètres carrés. Je reste sur mon dur matelas et je pense : “Il n’y a pas d’issue.”

Article publié dans le magazine GEO, hors-série Aventure, le 1er juillet 2020

Le 4 janvier 2019 commence mon tour du globe en cargo. Après la Manche, le Georg Forster met cap sur le détroit de Gibraltar, puis traverse la mer Méditerranée, le canal de Suez, la mer Rouge, l’océan Indien et la mer de Chine, tout droit jusqu’à Xiamen, port chinois où je débarque pour changer de cargo. Mon deuxième bateau enjambe l’océan Pacifique et fraye jusqu’à New York, en passant par le canal de Panama et la mer de Caraïbes. Mon troisième et dernier cargo m’emmène des Etats-Unis en France, après l’ultime traversée de l’océan Atlantique. Quatre mois de voyage avec pour seule compagnie une trentaine de marins plus ou moins sexistes. Aventurière, journaliste et militante féministe, je rêve pendant des années ce tour du globe sans avion, avant de sauter le pas. Le cargo m’enferme dans une cabine où j’assume l’ennui et la solitude. Je les chéris. J’ai pour projet d’écrire un roman et de refermer toutes les plaies de l’année 2018. J’ai subi une tentative de viol, une rupture amoureuse, un harcèlement au travail et une dépression. Je quitte mon poste de journaliste à l’Agence France Presse pour voyager seule et devenir pigiste. Je quitte mon studio parisien, ma famille et mes amies pour vivre entourée de marins. Certaines personnes me traitent de “folle” et me prédisent un viol en mer. “J’ai plus peur chez moi qu’au milieu de l’océan”, je réponds. Deux mois avant le départ, je téléphone à la compagnie CMA CGM pour réserver une cabine sur trois de leurs cargos géants. Je tiens à faire le tour du globe, sans recours à un avion. Je refuse ce transport polluant et privilégie la lenteur du bateau. Je paie 10 000 euros mon billet.

Article publié dans le magazine GEO, hors-série Aventure, le 1er juillet 2020

La vie en mer me convient. J’abandonne mon téléphone dans un tiroir, je me lève à l’heure souhaitée et j’organise ma journée comme bon me semble. J’observe le travail des marins, qui deviennent pour certains des amis, voire des amants. Je passe des heures sur la passerelle, au dernier étage du cargo, depuis laquelle j’admire l’océan et j’apprends les rudiments du métier avec l’officier en charge du pilotage. Je déjeune et dîne seule, sauf quand le capitaine m’invite à sa table. Je profite du soleil du Sud pour bronzer l’après-midi, installée sur une chaise longue près des escaliers de secours. Je marche ou cours sur le pont le plus souvent possible. Dans l’océan Indien, les Roumains remplissent une petite piscine d’eau de mer qu’ils réchauffent avec l’eau du moteur.  Nous y passons des heures. Le reste de la journée, je la passe dans ma cabine, à écrire, à lire sur ma liseuse ou à pratiquer le yoga. Les marins me laissent parfois regarder un film dans leur carré privé, le soir. Je dors mal : les changements fréquents de fuseaux horaires perturbent mon horloge biologique. Certains jours, nous perdons quatre heures d’un coup. 

Article publié dans le magazine GEO, hors-série Aventure, le 1er juillet 2020

Sur le Georg Forster, je bénéficie de deux escales. La première à Algésiras, ville espagnole du détroit de Gibraltar. La seconde à Port Kelang, ville portuaire de Malaisie, un mois plus tard. Les officiers roumains insistent pour m’emmener dans un centre commercial lugubre, le premier jour. Je réussis à m’échapper le lendemain, pour marcher quelques heures seule, dans une moiteur étouffante. Nous sommes le 29 janvier 2019. Ces rares échappées me permettent de supporter l’enfermement, le reste du mois. Je profite aussi de longues pauses en Chine et aux Etats-Unis, entre deux embarquements. A Xiamen, je dors à l’hôtel et bloque ma carte bancaire dans un distributeur automatique car j’en ai oublié le code secret. Je survis deux semaines avec quelques billets changés en yuan, la monnaie chinoise. Je prends le TGV local pour Ningbo, autre ville portuaire où m’attends le deuxième cargo, nommé J. Adams (du nom d’un président des Etats-Unis). Avant d’embarquer, je passe huit jours dans une auberge de jeunesse non chauffée, me promenant le jour dans une ville froide et humide où personne ne parle anglais. Je peux m’en prendre à moi-même : je ne connais pas un mot de chinois. Heureusement, l’équipage du J. Adams se compose pour moitié d’Ukrainiens russophones, et je parle russe ! Du moins j’essaie, pendant la longue traversée de l’océan Pacifique. Le bateau longe la Russie puis le Canada, plus court chemin vers l’est… Alors la température chute et les conteneurs se recouvrent de neige, devant mon hublot. Le soleil ne revient qu’avec la Californie et l’Amérique centrale. Le canal de Panama m’impressionne, avec ses écluses géantes, son lac artificiel et ses crocodiles sauvages. Je danse seule sur le pont, musique pop à fond dans mon casque audio. Je crois tomber amoureuse d’un marin philippin, John, avec qui je passe certaines nuits. J’ouvre les yeux sur le racisme qui règne sur les cargos internationaux. Les Européens maltraitent régulièrement les Philippins, sous-payés et employés à des tâches fastidieuses et répétitives.

Article publié dans le magazine GEO, hors-série Aventure, le 1er juillet 2020

A New York, je quitte John définitivement. Je visite la ville au printemps. Mon frère m’envoie un peu d’argent par transfert Western Union car ma carte bancaire est toujours bloquée en Chine. Je découvre aussi Washington et ses cerisiers en fleurs. J’embarque bientôt sur l’ultime cargo de mon tour du globe : le Tosca (du nom d’un opéra italien de Giacomo Puccini). L’équipage comprend des marins français, avec lesquels je retrouve ma langue maternelle. La bateau longe la côte est des Etats-Unis et fait escale dans le port de Miami. Je m’échappe avec un Français à Miami Beach. Nous profitons du soleil pour nous baigner dans l’océan Atlantique, parmi les touristes et les pélicans. Nous prenons un mojito sur Ocean Drive et rentrons à la nuit tombée au navire. Je passe les jours suivants à scruter l’océan Atlantique, dans l’attente de l’Europe. La capitaine français se montre antipathique : il refuse que je partage les soirées de “ses” marins, qu’il se met pourtant à dos régulièrement. Il exclut notamment un marin philippin après un test d’alcoolémie raté, car les Philippins sont interdits de boisson, contrairement aux Français… Je préfère ma solitude à l’ambiance morose qui règne dans les coursives. Après le détroit de Gibraltar, le Tosca rejoint le port de Fos-sur-Mer, près de Marseille. Je débarque en France le 29 avril 2019, sans saluer le capitaine. Je quitte le port pour la dernière fois, avec deux autres marins en fin de contrat. Je retrouve la terre et sa relative liberté. Je retrouve ma famille et mes amies. Je retrouve les réseaux sociaux et l’angoisse de mon existence. Mais j’ai écrit un livre et je ne crains plus les hommes. Après quatre mois en mer, je sais quelle direction prendre, avec quelles armes et quelle personnalité. J’ai trouvé une issue.

24 heures sur un cargo

9 heures. Réveil naturel

9 heures 30. Petit déjeuner : jus de fruits, kiwi

10 heures. Salle de sport : course à pied, vélo

11 heures. Yoga dans ma cabine

12 heures. Déjeuner végétarien avec un roman

13 heures. Ecriture dans la bibliothèque

14 heures. Promenade sur le pont

16 heures. Discussion avec les marins, coucher du soleil depuis la passerelle

18 heures. Dîner végétarien avec un roman

20 heures. Lecture au lit

21 heures. Sommeil

Comment réserver ma cabine sur un cargo

  • Je choisis une compagnie de transport maritime. Pour ma part, j’appelle la Française CMA CGM qui propose des cabines passagères sur de nombreux cargos. 
  • Je choisis un des itinéraires proposés, ainsi qu’une date de départ provisoire, plusieurs mois à l’avance. Une nuit en mer coûte environ 150 euros. Pour une traversée de l’Atlantique, il faut compter 10 jours, soit 1500 euros. 
  • Je souscris à une assurance, j’obtiens un certificat médical de mon médecin de traitant (la CMA CGM refuse les enfants et les personnes handicapées ou âgées), j’effectue les vaccins obligatoires et j’achète les visas nécessaires, tamponnés sur mon passeport. 
  • Je signe le contrat proposé par la compagnie et je paie en deux fois la somme demandée. 
  • Plusieurs jours à l’avance, je me rends dans la ville portuaire où je dois embarquer, sachant que le départ peut être avancé ou retardé. J’emporte un sac à dos léger et des dollars américains, pour payer la connexion wifi et le pourboire du maître d’hôtel qui nettoie ma cabine. 

Bon voyage ! Plus d’informations sur le site de la CMA CGM : voyagesencargo.com/fr

Le cargo, un transport écolo ?

Il transporte 20 000 tonnes de marchandises d’un bout à l’autre de la planète, pour un prix dérisoire. Le vacarme de son moteur m’impressionne et me perturbe chaque nuit. Je crois voyager écolo mais je respire chaque jour la fumée noire et toxique qui sort de sa cheminée : un mélange de dioxyde de soufre et d’azote, et de monoxyde de carbone. Le moteur du cargo consomme au moins 140 000 litres de pétrole par jour, soit 154 litres par kilomètre. Mais je ne représente que 0,00000142% de son poids : mon impact environnemental reste dérisoire, comparé à l’avion. Le cargo me sert à traverser les océans, une fois par décennie. Et je privilégie désormais la marche ou le vélo, pour voyager. Je débute un tour de France à pied le 1er juillet 2020.

Marie Albert

1er juillet 2020 – GEO

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Marie Albert

Aventurière, journaliste et autrice féministe

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