Crimée 2015 : nouvel eldorado ?

Le 18 mars 2014, la Crimée passait sous l’autorité de Moscou. Après l’euphorie du ralliement à la « mère patrie » russe, le temps est venu de dresser un premier bilan de la situation sur place. Entre fierté d’acquérir le passeport russe et nostalgie de l’âge d’or du tourisme, les habitants de la péninsule veulent croire à un renouveau.

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Statue de Lénine dans le centre-ville de Yalta, en Crimée (Photo tous droits réservés © Marie Albert)

Aéroport de Simferopol, jeudi 28 mai 2015. A la descente de leur avion, les touristes russes sont surpris par un déluge inhabituel : bourrasques de vent et grêlons attendent les passagers sitôt jetés sur le pavé. Quelle mouche a encore piqué la Crimée ? La presqu’île semble tout à coup perdre pied, noyée dans un ciel couleur mer Noire. Un an après son rattachement à la Russie, l’équilibre semble toujours fragile, et la météo tient à le rappeler.

Pour Soudak, ville côtière de 15 000 habitants située cent kilomètres plus à l’est, des minibus partent toutes les heures de Simferopol. Il faut éviter les flaques d’eau pour sauter dans la première « marshroutka » qui passe. De toute façon, aucun touriste ne s’attarde dans la capitale de la nouvelle République autonome de Crimée. Celle qui a été rattachée à la Fédération de Russie le 18 mars 2014 a tout juste un an, mais « nous avons toujours été russes », rappellent les campagnes d’affichage dans les rues de Simferopol. Soutien aux séparatistes du Donbass, au président russe Vladimir Poutine, les Criméens revendiquent leur retour chez la « mère patrie » russe avec fierté et grand renfort de communication. Derrière les bannières « notre choix, notre victoire » en référence au référendum de mars 2014 et aux célébrations des soixante-dix ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale, la réalité mérite d’être nuancée. Le visiteur a d’ailleurs tôt fait de remarquer les parcs aquatiques, d’attraction et autres sanatoriums à moitié vides sinon abandonnés qui jalonnent son chemin vers les plages elles aussi quasi désertes de la mer Noire.

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Gare routière de Simferopol au coucher du soleil (Photo tous droits réservés © Marie Albert)

Pour les touristes étrangers d’ailleurs, compliqué de rejoindre la péninsule sous pavillon russe depuis quinze mois. La frontière entre l’Ukraine et la Crimée est difficile à franchir, en raison de l’arrêt du passage des trains et bus dans les deux sens, une liaison autrefois très fréquentée. Les courageux doivent souvent traverser un « no man’s land » à pied ou bien en taxi, s’ils en ont les moyens. Seule façon de relier l’Europe à la Crimée : passer par Moscou, et rejoindre Simferopol via l’unique liaison aérienne encore en activité. Ou bien faire preuve de patience et prendre le ferry entre Kertch, ville portuaire à l’extrême est de la presqu’île, et la région de Krasnodar, en Russie. Passeport ou visa russe exigés.

A l’arrivée à la gare routière de Soudak, ville côtière de Crimée orientale, des chiens errants côtoient les chauffeurs de taxi à la recherche de clients, ou plutôt de touristes russes. Dans un fourgon à la plaque d’immatriculation encore ukrainienne, une photo de Poutine et un drapeau russe trônent sur le tableau de bord. Seule la moitié des véhicules se sont mis en règle avec la nouvelle législation leur imposant de remplacer leur plaque d’immatriculation ukrainienne par la plaque officielle russe.

« La vie est plus chère ici qu’à Moscou ! »

Pour les habitants de la péninsule, le rattachement à la Russie est une aubaine. Plus de 95% des votants se sont prononcés en sa faveur lors du référendum organisé à la va-vite dans un contexte de propagande russe le 16 mars 2014. Depuis, tout s’est enchaîné très vite, à la surprise générale. En deux mois à peine, la monnaie ukrainienne – le hryvnia – a été remplacée par la devise russe – le rouble. Emportés par leur patriotisme, les Criméens ont accueilli avec euphorie l’augmentation des pensions et des salaires promis par Vladimir Poutine. Mais l’inflation a bientôt succédé à cette revalorisation, pour atteindre 42% à la fin de l’année. Sous l’arrêt de bus de la gare routière de Soudak, une Criméenne se plaint de prix trop élevés : « Je vais écrire au Président Poutine, la vie est plus chère ici qu’à Moscou ! ».

Parc aquatique abandonné aux abords de Yalta
Parc aquatique abandonné aux abords de Yalta (Photo tous droits réservés © Marie Albert)

En conséquence du rattachement à la « mère patrie », les sanctions occidentales n’ont pas tardé à pleuvoir sur la péninsule. Au centre de la place de la gare à Simferopol, un McDonald’s flambant neuf déserté rappelle les années de présence de la chaîne de restauration rapide américaine en Crimée ukrainienne. « Le restaurant a fermé en 2014 à cause des sanctions, explique Sacha, étudiant en tourisme à Simferopol. Zara et d’autres marques étrangères aussi mais on n’a pas besoin de ces enseignes, on s’habille russe maintenant. » Pour accéder aux banques russes par contre, il faudra encore attendre. « Seule Sberbank [banque russe] a noué un partenariat avec une banque criméenne, et une seule carte de crédit fonctionne ici », mais Sacha ne la possède pas. Les cartes de type VISA et Mastercard ne sont acceptées nulle part, de quoi donner du fil à retordre aux touristes étrangers. Même les russes doivent renoncer à leurs cartes magnétiques, et recourir au paiement en liquide. Les bureaux de change sont partout, bien que le hryvnia s’échange à des taux prohibitifs. De toute façon, il ne reste presque plus de monnaie ukrainienne dans les portefeuilles des locaux. Ainsi les habitants conservent chez eux tous leurs roubles. Sacha et son camarade Ruslan assurent qu’aucun Criméen n’utilise plus de compte bancaire : « Pour quoi faire? De toute façon, les Russes n’empruntent pas car les taux d’emprunt sont trop élevés, plus de 20%. Si tu veux acheter une maison, alors tu attends d’avoir travaillé, travaillé, travaillé, pour te la payer ».

Alors la Crimée aux mains des Russes, une réalité en demi-teinte ? « Ce n’est ni mieux, ni pire qu’avant [quand la Crimée était ukrainienne], confie Ruslan. Pour nous c’est la même chose, on fait notre vie ici et pas question de partir. » Le jeune homme vient d’achever ses études en tourisme, et s’apprête à rentrer dans la vie active, après déjà plusieurs expériences comme guide touristique pendant les congés d’été : « Ici, tous les jeunes travaillent dans le tourisme l’été, c’est comme ça ». Un secteur encore moteur avant l’annexion par la Russie de la péninsule. Trois millions de touristes étaient attendus pendant l’été 2014, contre six millions la saison précédente, soit une baisse de fréquentation de 50%. Les parents de Sacha tiennent des chambres d’hôtes à Soudak, station balnéaire qui attiraient avant touristes russes, mais aussi ukrainiens et occidentaux : « Avant, les étrangers représentaient entre 20 et 25% des touristes ici, aujourd’hui tous sont Russes », regrette le jeune diplômé. Les efforts des autorités russes pour attirer leurs compatriotes sur les plages de la mer Noire semblent porter leurs fruits, un an après la crise. Mais à la descente du bus dans les gares de Soudak, Sebastopol ou Yalta, l’empressement des locaux à chercher le touriste reste le même. Des pancartes « appartement à louer, pas cher, bord de mer » à bout de bras, les Criméens cassent les prix pour attirer les vacanciers chez eux. Anton, Russe de 25 ans, vient tout juste d’achever son service militaire « à la frontière russo-ukrainienne, pas dans le Donbass, prévient le jeune homme. On était chargé de surveiller la frontière, rien de plus ». Il profite de sa nouvelle liberté pour louer quelques jours une chambre à 400 roubles – environ 8 euros – par jour à Aloupka, bourgade côtière à deux pas de Yalta, célèbre station balnéaire prisée par les touristes.

Touriste russe sur une plage de Sudak
Touriste russe sur une plage de Soudak (Photo tous droits réservés © Marie Albert)

Russes en Crimée : des vacances politiques

Au pied de l’Aï-Petri, sommet le plus élevé de Crimée – 1234 mètres d’altitude – des guides d’un jour proposent leurs services aux rares touristes dès leur sortie du minibus en provenance de Yalta : « On les fait monter en voiture et ils redescendent en funiculaire, un des plus hauts d’Europe », raconte Azat, Tatar de Crimée. Il appartient à cette minorité discriminée dans la péninsule depuis l’arrivée des Russes en 1771. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, Staline fait d’ailleurs déporter la quasi-totalité des Tatars de Crimée en Sibérie, sous prétexte de collaboration entre Tatars et Nazis pendant l’occupation de la presqu’île. Les descendants des déportés ne sont revenus vivre sur leur terre ancestrale souvent spoliée que dans les années 1990, après la chute de l’Union Soviétique. Azat confesse ne plus avoir « besoin de parler anglais, puisque tous les touristes, ou presque, viennent de Russie ». La Crimée, une nouvelle destination politique pour les Russes, qui peuvent à présent revendiquer son appartenance à leur grande Fédération. Pour preuve le nationalisme de Fadeï, juif russe rencontré sur la route entre le palais de Livadia où s’est tenue la conférence de Yalta de février 1945 et la station balnéaire éponyme : « Poutine a redonné aux Russes une impression de force sur la scène internationale. Il n’a pas cédé sur l’Ukraine, ce qui explique son extraordinaire popularité ». Comparant même le président russe à Salomon – roi d’Israël dans la Bible hébraïque – en raison de sa « sagesse », Fadeï soutient la politique russe de même que « l’annexion de la Crimée par la Russie, comme disent les Occidentaux ». Curieux, le Russe s’étonne que les Français ne partagent pas le même engouement pour leur président. Un après le rattachement de la péninsule, 87% des habitants disent faire confiance à Vladimir Poutine.

Macha, enseignante en maternelle, se montre elle aussi « très contente » que sa province ait fait le choix de la Russie. Elle explique la désaffection des locaux à l’égard du nouveau Président ukrainien Petro Porochenko par l’affirmation de l’identité russe des Criméens, niée par le gouvernement de Kiev au lendemain de la révolution de février 2014 : « Ils ont voulu imposer la langue ukrainienne dans toutes les écoles et lieux publics et interdire la langue russe ». Une erreur politique qui a coûté cher au nouveau gouvernement ukrainien. Une fois le passeport russe dans la poche, pas question pour autant d’oublier la diversité culturelle de la presqu’île. « Nous restons autonomes, la Crimée est une République au sein de la Fédération de Russie », insiste Macha. L’enseignante aime d’ailleurs montrer des images de l’école maternelle où elle travaille car toutes les cultures de la péninsule y sont représentées : « A la fête de l’école, tous les élèves ont participé à des danses russes, ukrainiennes et tatares ». Et partout sur la presqu’île, drapeaux russes côtoient bannières ukrainiennes. Beaucoup de Russes de Crimée ont de la famille, si ce n’est du sang ukrainien dans les veines.

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Gare routière de Bakhtchissaraï, dans le centre de la Crimée (Photo tous droits réservés © Marie Albert)

Difficile de vivre dans un pays déchiré par la guerre civile, à l’image d’Andreï, jeune réfugié originaire du Donbass, dans le sud-est ukrainien. Après le déclenchement des hostilités entre séparatistes pro-russes et armée ukrainienne, il n’a eu d’autre choix que de fuir Donetsk pour s’installer dans une auberge de Yalta. « Je vis ici depuis un mois, raconte le réfugié. Toute ma famille a quitté le Donbass mais je suis seul ici. » Andreï explique avoir choisi la Crimée russe plutôt qu’une autre région ukrainienne par sa peur de se voir mobilisé par l’armée ukrainienne et d’avoir à combattre contre les siens. Le jeune homme se dit « russe » avant tout ; un sentiment patriotique ravivé par la guerre et le retour de la péninsule dans le giron russe.

« Patriote », Valery l’est. Soldat russe en poste à Tchita, ville de Sibérie orientale, il s’offre un mois de vacances en Crimée, « terre russe ». Marat, lui, est un jeune Tatar russe informaticien à Kazan, capitale de la République du Tatarstan. Gêné par les questions interrogeant l’annexion de la Crimée par la Russie mais aussi par celles portant sur la guerre dans le Donbass, il souhaite simplement profiter de ses congés pour sillonner la jeune république de Crimée tout juste rattachée à la Fédération de Russie. Un choix partagé par Ildar, également d’origine tatare mais né et familier de Saint-Pétersbourg. Plutôt que touriste, le jeune homme a choisi d’enfiler le costume de travailleur saisonnier. Il s’occupera tout l’été de gérer une des rares auberges de jeunesse de Sébastopol, qui a tout juste un an. Au « Smile Hostel », l’accueil des voyageurs quelle que soit leur origine est prise au sérieux. L’établissement s’enorgueillit même d’une excellente réputation sur le site de réservation en ligne Booking.com. Mais comme partout en Crimée, les touristes étrangers ne représentent qu’une infime minorité des clients.

De retour à l’aéroport de Simferopol, le soleil pointe le bout de son nez. Le sourire aux lèvres, les touristes russes posent leurs valises et les vendeurs de pirojkis – feuilletés à la viande typiques russes – concurrencent les chauffeurs de taxi dans la chasse aux clients, toujours russes. La saison estivale peut commencer.

Marie Albert

15 Juin 2015 – Concours étudiants du Monde Diplomatique

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Marie Albert

Aventurière, journaliste et autrice féministe

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