Il tente de me violer : je porte plainte

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(Avertissement : je raconte une agression sexuelle)

6 mars 2018

J’habite à Paris. Entre deux CDD à l’agence de presse, je vis des allocations chômage. Je prépare des articles que je vends individuellement à des magazines ou des journaux généralistes. Pour l’un d’eux, je raconte ma relation amoureuse et sexuelle avec un homme, née à l’hôpital après mon opération du genou. J’intègre l’histoire d’autres patient.e.s : comment vivent-iels leur sexualité à l’hôpital ? Tu entendras cette expérience dans un prochain épisode.

Revenons au 6 mars 2018. Pour écrire cet article, je cherche un nouvel environnement de travail. Je m’inscris au réseau de bibliothèques de Paris. Je choisis un établissement du XIXe arrondissement pour travailler mon texte. J’y subis une agression sexuelle, un après-midi. Le 6 mars 2018, un homme inconnu tente de me violer dans les toilettes de la bibliothèque.

Pourquoi ? Que s’est-il passé ? Je me lève de mon poste de travail pour aller aux toilettes. Je patiente dans un petit couloir, les deux cabinets sont occupés. Un homme noir d’une trentaine d’années me rejoint. Il engage la conversation en anglais. Ses yeux paraissent rouge, comme s’il avait fumé. Ils s’attardent sur ma poitrine. Il se présente comme un réfugié tchadien. Il me semble grand, musclé. Il m’interroge : « Qu’est-ce que tu fais là ? Tu as un copain ? Quel âge as-tu ? » Je réponds poliment, je prends mes distances. Il se penche vers moi. La porte des toilettes pour femmes s’entrouvre. Une jeune en sort. Je lui succède, verrouille derrière moi avec soulagement. Je l’imagine attendre son tour devant les toilettes pour hommes. J’urine, me lave les mains et ouvre le verrou pour sortir. L’homme apparaît devant moi. Il m’empoigne les bras, me repousse dans les toilettes. Il s’avance pour refermer la porte derrière nous. J’ai le souffle coupé, je ne comprends pas. Je reprends mes esprits, tente de protester, je souffle « Non, non ! ». L’homme me maintient fermement les bras, je ne parviens ni à me défendre, ni à m’échapper. Il s’apprête à fermer le verrou et à me violer. Je le sens. Alors, je crie. Je crie sans l’avoir préparé : est-ce un cri grave ou aigu ? Je ne me souviens pas. L’homme me lâche, surpris ou effrayé. Je me fraye un passage hors des toilettes. Je sors du couloir, retrouve la bibliothèque, soulagée. J’imagine retrouver mon ordinateur pour travailler. Tous les yeux se braquent sur moi. Chacun.e a entendu mon cri. Une femme se dirige vers moi et m’interroge : « Que se passe-t-il ? ». J’éclate en sanglots. Elle m’installe dans le bureau des bibliothécaires. Je raconte ma version des faits. L’homme qui m’a agressée s’enferme dans les toilettes après ma fuite. Les bibliothécaires le cueillent à la sortie et me le présentent. Iels confrontent nos versions. L’homme ne parle pas français, je suis seule à maîtriser l’anglais. Le dialogue est impossible. Je tressaille et pleure. Il nie les faits, raconte qu’il m’a simplement tenu la porte des toilettes car j’étais au téléphone. J’hallucine. Je demande un éloignement de mon agresseur. Je m’installe dans la cafétéria du personnel en attendant l’arrivée de la police. Une bibliothécaire me propose à manger et à boire. Je tremble, j’appelle tout.e.s mes proches par téléphone. Trois policier.e.s arrivent. Ils me demandent si je souhaite porter plainte. Je réponds « Oui ». La policière me félicite : « Vous avez bien fait. » L’agresseur présumé est emmené au commissariat du XIXe arrondissement. Je ne monte pas dans sa voiture, alors les policier.e.s me suggèrent de m’y rendre à pied. Je refuse. Une seconde équipe passe me chercher en voiture plus tard. 

Je patiente longtemps dans le hall lugubre du commissariat. J’appelle mon père qui accepte de se déplacer en soutien. Ma mère s’inquiète qu’il ne se retrouve dans les embouteillages. Aucune de mes amies n’est disponible, mon copain vit à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Un agent de police prend ma déposition, dans un petit bureau qu’il partage avec trois collègues. Il interroge une victime d’agression sexuelle pour la première fois de sa carrière : « Ici, c’est plutôt stupéfiants et vol à l’arrachée », m’annonce-t-il. Il paraît jeune. Son chef commente mon récit derrière mon dos : « Vous avez bien discuté avec l’agresseur, quand même », glisse-t-il entre deux phrases que je prononce. Ce victime-blaming (« culpabilisation de la victime », en anglais) m’enrage. Je signe le récit émaillé de fautes d’orthographe retranscrit par l’agent. Un collègue prend des photos de mes bras : des hématomes apparaissent. J’ai rendez-vous le lendemain à l’unité médico-judiciaire de l’Hôtel Dieu pour dresser un certificat médical. Les policier.e.s blaguent, se serrent dans les bras, indifférent.e.s à ma présence. Je sors, mon père m’attend. Il conduit à toute vitesse, nous rentrons à la maison. Ma mère s’étonne de ma tenue lorsqu’elle m’aperçoit. Une jupe longue ? « Je pensais que tu portais une mini-jupe. » Mes cheveux courts ? « Bizarre que tu te sois fait agresser avec une coupe pareille. » Dernière perle : « Si tu avais un copain sérieux, cela ne serait pas arrivé. » Les phrases marquent.

7 mars 2018

Je pénètre dans l’unité médico-judiciaire de l’Hôtel Dieu. Un médecin légiste me reçoit dix minutes. Il prend des notes après avoir observé mes ecchymoses. Je ne ressens aucune douleur physique. Il décrète deux jours d’interruption totale de travail (ITT), utiles en cas de procès. Je demande une aide psychologique. Il me donne les coordonnées d’une association de victimes, avec ce conseil : « Il faut tourner la page, mademoiselle. » Rideau sur le traumatisme. Je sors de l’Hôtel Dieu désabusée. Je téléphone à l’association de victimes. Mon interlocutrice me propose un soutien juridique et psychologique. La juriste me décrit la procédure en cours, les suites possibles de ma plainte. Je rencontre à deux reprises un psychologue de l’association, gratuitement. Elle m’oriente vers un autre organisme où je suis suivie au long cours par une psychiatre et une psychanalyste.

Les premiers mois, rien ne change. Je refuse de visiter la bibliothèque. Je crains d’y croiser mon agresseur. Le directeur de l’établissement me reçoit dans son bureau, m’assure de son soutien, me conte ses problèmes de discipline. Il refuse que j’utilise d’autres toilettes à l’avenir, traumatisée par les sanitaires ouverts au public  : « Les autres toilettes sont réservées au personnel. » Depuis, je ne visite sa bibliothèque qu’occasionnellement et rapidement, évitant les WC. Je n’y travaille plus, je privilégie les gares où je ne me sens jamais seule. J’apprends que mon agresseur a été placé en rétention administrative pour quelques heures après son arrestation, pour la simple raison qu’il ne possède pas de titre de séjour.  Relâché dans la nature, la police ne le retrouve pas au moment de l’enquête pour agression sexuelle. Ma plainte est classée sans suite pour « recherche infructueuse ». Je l’apprends quelques mois plus tard, alors que je me rends au Tribunal de Paris pour connaître mon sort. Je n’ai reçu aucun courrier me prévenant du classement sans suite. Personne n’a enquêté, personne n’a interrogé mon agresseur. J’attends pour rien. Je me sens découragée, en colère. Un agent me propose de me constituer partie civile, en dernier recours. J’accepte. J’envoie plusieurs courriers au Tribunal, dans ce sens. J’attends plusieurs mois des nouvelles, sans espoir. Les tribunaux s’avouent submergés par les affaires de violences sexuelles, qu’ils classent pour la plupart sans suite, par manque de moyens et de volonté. Je refuse d’abandonner mes démarches, par fierté et dignité. Si mon corps ne m’appartient plus, si les hommes s’en emparent s’en être inquiétés, où va la société ? Personne ne m’a violée, mais cette possibilité me terrorise désormais. Je souffre de stress post-traumatique. 

Les mois passent. Le Tribunal accepte ma plainte avec constitution de partie civile. Il me propose de verser une consignation, somme d’argent variable, pour relancer les poursuites judiciaires. Cet argent me sera reversé plus tard, m’assure une interlocutrice, par téléphone. J’envoie les avis d’imposition de mes parents, car je suis encore rattachée à leur foyer fiscal, pour aider le Tribunal à fixer le montant de la consignation. Je te précise que mes parents sont riches. Alors le Tribunal me propose, par courrier recommandé, de verser 3000 euros de consignation. J’ai le choix entre payer 3000 euros pour rouvrir l’enquête, ou abandonner les poursuites. Je me retrouve de nouveau au chômage : impossible pour moi de signer un chèque pareil, sans assurance que l’agresseur sera retrouvé par la justice et inculpé. Sans assurance qu’un procès aura lieu. Je ne paie pas. Le Tribunal refuse de changer le montant de la consignation, après que je lui ai expliqué ma situation financière. Ma plainte avec constitution de partie civile est annulée. Rideau.

Voici l’histoire d’une tentative de viol. Je porte plainte. La police et la justice m’ignorent. Ma plainte est classée sans suite. Je me constitue partie civile. Le Tribunal me demande de payer. Payer pour cette agression ? Payer pour mettre un homme en prison ? Je le refuse. Je n’évoque pas ici les centaines, les milliers d’euros que je dépense avec des psychologues, psychiatres, psychanalystes et psychothérapeutes, depuis cette agression. Pour compenser le stress post-traumatique. Je fais une dépression, j’achète des antidépresseurs et des anxiolytiques. Tout cela coûte de l’argent. De cela aussi, je parlerai dans un prochain épisode.

Cette histoire est banale. Des centaines de milliers de personnes vivent une expérience similaire, chaque année. Je rappelle qu’une personne violée sur 10 porte plainte. Qu’une plainte sur 10 aboutit à une condamnation. Donc une personne violée sur 100 obtient justice. Pourquoi les hommes arrêteraient-ils de violer ? Et pourquoi les victimes porteraient-elles plainte ? 

Je n’ai pas été violée. Je ne me suis pas fait violer. Je ne sais quelle formulation choisir. Il ne m’est rien arrivé. Ou si peu. Alors pourquoi je n’oublie pas ? Pourquoi je te raconte cela ? Parce que le personnel est politique. Tant que les chiffres ne s’inverseront pas, je raconterai mon histoire, quitte à gêner tout le monde. Qu’ils et elles soient gêné.e.s, car c’est gênant. Une tentative de viol dans les toilettes d’une bibliothèque. Pourquoi je me suis débattue ? Pourquoi j’ai crié ? Que se serait-il passé si je n’avais rien fait ? Si j’avais été victime de sidération ? J’y pense tout le temps. Je prépare aussi un épisode sur l’autodéfense féministe

En attendant, merci de m’avoir écouté. Je t’invite à partager cet épisode avec les personnes susceptibles de s’intéresser à mon histoire, ou de s’identifier. Je souhaite que nos expériences se diffusent, encore et encore. Tu peux aussi m’écrire pour me donner ton avis sur cet épisode. Je n’en sors pas indemne moi-même. A bientôt dans Marie Sans Filtre, ou ailleurs.

Marie Albert

12 décembre 2019

NB. J’utilise les expressions « agression sexuelle » et « tentative de viol » dans cet épisode. Mais la Police et la Justice ne retiennent que les « violences volontaires » dans cette affaire, car l’agresseur n’a touché ni ma bouche, ni mes seins, ni mes fesses, ni mon sexe.

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Marie Albert

Aventurière, journaliste et autrice féministe

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